LA BOULE DE BILLARD
James Priss – je devrais sans doute écrire le professeur James Priss, encore que tout le monde sache certainement de qui je parle, même sans le titre honorifique – James Priss s’exprimait toujours lentement.
Je le sais pour l’avoir interviewé assez souvent. C’était le plus grand esprit depuis Einstein mais c’était un esprit qui fonctionnait sans se presser. James Priss le reconnaissait bien volontiers. Peut-être était-ce justement à cause de sa lenteur que son esprit était aussi gigantesque.
Il ânonnait quelque chose d’une voix distraite, puis s’abîmait dans ses réflexions avant de continuer. Même quand il s’agissait de considérations banales, son cerveau de titan chipotait avec incertitude, ajoutant une petite touche ici, une autre là.
J’imagine Priss se posant cette question : « Le soleil se lèvera-t-il demain ? » Quelle certitude avons-nous qu’il y aura un demain ? Dans ce contexte, le vocable « soleil » est-il parfaitement univoque ?
Ajoutez à cette lenteur oratoire un maintien affable et plutôt falot, une expression… inexpressive, exception faite d’une sorte d’indécision générale, des cheveux gris tendant à se raréfier coiffés avec un soin méticuleux, des complets de ville d’une coupe invariablement conservatrice – et vous aurez le portrait fidèle du professeur James Priss, personnalité effacée ne possédant pas une once de magnétisme.
Pour cette raison, personne au monde, sauf moi, ne pourrait le soupçonner d’être un assassin. Et encore n’en suis-je pas sûr. Après tout, le fait est qu’il pensait lentement. Toujours lentement. Est-il concevable qu’un jour, en un moment critique, il ait pu s’arranger pour penser vite et passer à l’action sans barguigner ?
Cela n’a pas d’importance. Même s’il a tué, il s’en est tiré impunément. Il est beaucoup trop tard pour vouloir remettre la question sur le tapis et je n’arriverai jamais à changer quoi que ce soit, même si je décidais de publier ces notes.
Edward Bloom avait été le condisciple de Priss. Plus tard, les circonstances avaient fait que les deux hommes s’étaient associés. Ils avaient le même âge et étaient l’un et l’autre des célibataires endurcis. Mais c’était là leur seul point commun. Pour le reste, c’était le jour et la nuit.
Bloom était un feu follet : un garçon pittoresque, grand, large d’épaules, au timbre sonore, culotté et plein d’assurance. Sa pensée avait quelque chose de météorique : d’un coup d’un seul, il appréhendait l’essentiel d’un problème. Brusquement et sans préavis. Contrairement à Priss, ce n’était pas un théoricien. Il n’avait pas assez de patience et était incapable de se concentrer de façon suffisamment intense sur une question abstraite. Il le reconnaissait. Et s’en vantait.
Son génie, c’était le talent mystérieux qu’il avait pour discerner l’application concrète d’une théorie, de voir comment la théorie pouvait être mise en pratique. Comme sous l’effet d’un coup de baguette magique, les murailles tombaient et il ne restait plus qu’un appareil qui fonctionnait.
Il est de notoriété publique – et cette renommée n’est pas tellement exagérée – que tout ce que Bloom avait jamais fabriqué marchait, était susceptible d’être breveté ou de rapporter des bénéfices. À quarante-cinq ans, il était l’un des citoyens les plus riches de la Terre.
Et si Bloom le Technicien était plus particulièrement adapté à quelque chose, c’était au mécanisme cérébral de Priss le Théoricien. Les plus remarquables gadgets de l’un avaient été réalisés à partir des plus remarquables idées de l’autre, et plus le premier moissonnait de profits et de gloire, plus le second voyait croître le respect de ses pairs. Un respect phénoménal…
Quand Priss formula sa « théorie du champ double », il était on ne peut plus naturel de s’attendre que Bloom entreprenne aussitôt de réaliser le premier dispositif antigravitique fonctionnel.
Mon boulot consistait à trouver l’intérêt humain de la théorie du champ double pour la plus grande délectation des abonnés de Tele-News-Press. Pour cela, il faut s’occuper des individus et non d’abstractions. Comme l’individu que j’avais à interviewer était le professeur Priss, ce n’était pas là une tâche aisée.
Évidemment, mon but était de l’interroger sur les possibilités offertes par l’antigravité qui intéressaient tout le monde et non sur la théorie du double champ que personne ne comprenait.
— L’antigravité ?
Priss serra ses lèvres incolores et réfléchit.
— Je ne suis pas absolument sûr qu’elle soit du domaine du possible, reprit-il. Ou même qu’elle le sera un jour. Je n’ai pas… euh… abouti à des conclusions satisfaisantes sur ce point. Je ne sais pas trop si les équations du champ double sont susceptibles d’avoir une solution finie, solution qu’elles auraient, bien sûr, si…
Il n’alla pas plus loin et se plongea dans de sombres méditations.
Pour le stimuler, je dis :
— Bloom affirme qu’il est possible de construire un dispositif antigravitique.
Priss hocha la tête.
— Oui. Je sais. Mais je me demande… Par le passé, Bloom a montré le talent qu’il a de voir ce que les autres ne voient pas. C’est un esprit exceptionnel. Indubitablement, cela lui a permis de s’enrichir.
L’interview avait lieu chez Priss. Un banal appartement petit-bourgeois. Je ne pouvais m’empêcher de jeter de temps à autre un coup d’œil furtif de-ci, de-là : Priss n’était pas riche.
Je ne crois pas qu’il ait lu dans mes pensées : il vit mon regard. Et je crois que ses pensées étaient parallèles aux miennes.
— D’ordinaire, murmura-t-il, la richesse n’est pas la récompense du véritable savant. Ce n’est même pas une récompense particulièrement désirable.
Je songeai : c’est peut-être vrai. Priss, c’était incontestable, avait eu la récompense qui lui convenait. Il était le troisième savant à avoir reçu deux prix Nobel, le premier à avoir ainsi été honoré à double titre pour ses recherches scientifiques. Et il n’avait eu à partager ses lauriers avec personne. Il n’avait pas à se plaindre et s’il n’était pas riche, il n’était pas pauvre non plus.
Pourtant, il ne donnait pas l’impression d’un homme heureux. Peut-être n’était-ce pas seulement la fortune de Bloom qui l’irritait mais la popularité de ce dernier : où qu’il allât, Bloom était accueilli comme une célébrité alors que, sauf dans les congrès scientifiques et dans les facultés, le lot de Priss était l’anonymat.
Toutes ces pensées se lisaient-elles dans mes yeux ou dans les plis de mon front ? Toujours est-il que Priss s’empressa d’ajouter : « Néanmoins, nous sommes amis. Nous jouons au billard ensemble une ou deux fois par semaine. Je le bats régulièrement ».
(Je n’ai jamais voulu rendre cette déclaration publique. J’ai commencé par m’informer auprès de Bloom qui me démentit catégoriquement ces propos. « Moi ? s’exclama-t-il. Il me bat au billard ? Cette espèce d’âne bâté ! » et la suite prit un tour franchement diffamatoire. En fait, ni Priss ni Bloom n’étaient des novices en matière de tapis vert. J’eus l’occasion, peu de temps après la déclaration de l’un et le démenti de l’autre, de les voir s’expliquer au billard : tous deux maniaient la queue avec une assurance de professionnels. Mieux encore ces parties n’étaient pas des duels au premier sang. Ils jouaient pour gagner et n’y allaient pas de mainmorte.)
— À votre avis, professeur Priss, estimez-vous Bloom capable de fabriquer une machine à antigravité ? poursuivis-je.
— Vous me demandez un pronostic ? Hemm… Voyons… Réfléchissons, jeune homme. Qu’entendez-vous exactement par « antigravité » ? Notre notion de la gravité dérive de la théorie de la relativité généralisée d’Einstein qui, aujourd’hui, est vieille de cent cinquante ans mais qui, compte tenu de ses limites, demeure solide. Pour en donner une image, nous pouvons…
J’écoutai poliment. J’avais déjà entendu Priss discourir sur ce thème mais si je voulais ne pas repartir bredouille – et rien n’était moins certain –, j’étais dans l’obligation de le laisser faire sa conférence comme il l’entendait :
— Pour en donner une image, nous pouvons considérer l’univers comme une feuille de caoutchouc plate, mince, extra-souple et indéchirable. En admettant qu’il existe un rapport direct entre la masse et le poids ainsi qu’il en va à la surface de la Terre, nous en concluons qu’une masse posée sur cette surface de caoutchouc s’y imprimera en creux. Plus la masse sera importante, plus la poche sera profonde. Dans notre univers, poursuivit-il, toutes sortes de masses existent, de telle façon que notre feuille de caoutchouc comporte une infinité de plis. Un objet qui roulerait suivrait toutes ces fronces, changeant chaque fois de direction. On interprète l’ensemble de ces changements de direction, de ces détours, comme la démonstration de l’action d’une force gravifique. Si le mobile passe suffisamment près du centre de la concavité et si la vitesse est suffisamment réduite, il est pris au piège : il se met à tournoyer dans la poche. En d’autres termes, ce qu’Isaac Newton considérait comme une force est aux yeux d’Albert Einstein une distorsion géométrique.
Arrivé là, il fit une pause. Jusqu’à présent, il s’était exprimé avec volubilité – pour lui, c’était de la volubilité – car il ne faisait que répéter un exposé qu’il avait déjà sorti bien souvent. Brusquement, son élocution devint plus hésitante.
— Par conséquent, si nous essayons de créer l’antigravité, nous tendons à modifier la géométrie de l’univers. Poussons plus loin la métaphore : nous tentons de « repasser » la feuille de caoutchouc froncée. Nous pouvons imaginer que nous nous glissons sous le creux et le soulevons afin d’empêcher la masse de déformer la surface. En aplatissant ainsi le caoutchouc, nous créons un univers – ou, tout du moins, une portion d’univers – où la gravité n’existe pas. Un corps en mouvement roulera sur cette zone sans la déformer et sans que sa trajectoire soit modifiée. Ce que nous pouvons interpréter en disant que la masse n’exerce pas de force gravifique. Pour réaliser un tel exploit, néanmoins, il serait indispensable de disposer d’une contre-masse équivalente à la masse déformante. Pour produire de cette façon un phénomène d’antigravité sur la Terre, nous serions obligés de faire intervenir une masse égale à celle de la planète que nous tiendrions à bout de bras, pour ainsi dire.
Je l’interrompis :
— Mais votre théorie du champ double…
— Précisément. La relativité généralisée n’explique pas le champ gravifique et le champ électromagnétique à l’aide d’un simple jeu d’équations. Einstein a passé la moitié de sa vie à chercher cette équation simple – en d’autres termes, la théorie du champ unifié – mais ses travaux n’ont pas abouti. Tous ceux qui le suivirent dans la même voie ont rencontré le même échec. En revanche, je suis parti, en ce qui me concerne, de l’hypothèse qu’il existait deux champs non unifiables et j’en ai tiré toutes les conséquences, lesquelles peuvent s’expliquer en partie par l’image de la « feuille de caoutchouc ».
Nous en arrivons enfin à quelque chose qui était peut-être inédit.
— Comment cela ? demandai-je.
— Supposez qu’au lieu d’essayer de soulever la masse déformante, nous cherchions au contraire à « amidonner » la feuille de caoutchouc elle-même, à l’empêcher de se froncer. Une certaine fraction de sa surface se contractera alors et s’aplatira. La gravité deviendra plus faible en cet endroit et il en ira de même de la masse car, en termes d’univers plissé, il s’agit fondamentalement du même phénomène. Si nous parvenions à faire en sorte que la feuille de caoutchouc soit parfaitement plane, la gravité et la masse atteindraient une valeur nulle. On pourrait, dans des conditions idéales, utiliser le champ électromagnétique pour compenser le champ gravifique et aplanir ainsi la texture de l’univers en éliminant les fronces. Le champ électromagnétique est infiniment plus puissant que le champ gravifique : aussi serait-il susceptible de triompher de ce dernier.
— Vous avez dit : « dans des conditions idéales », fis-je d’une voix qui manquait d’assurance. Ces conditions idéales sont-elles réalisables, professeur Priss ?
— Ça, je n’en sais rien, répondit-il d’une voix lente et songeuse. Si l’univers était effectivement une feuille de caoutchouc, il faudrait que sa rigidité atteigne une valeur infinie pour qu’une masse étrangère ne la déforme pas. En transportant les choses dans l’univers réel, cela requerrait un champ électromagnétique d’une intensité infinie, ce qui signifie que l’antigravité est irréalisable.
— Mais Bloom affirme…
— Oui. Je suppose qu’il pense qu’un champ fini ferait l’affaire à condition d’être correctement appliqué. Pourtant, si ingénieux soit-il… – un mince sourire étira les lèvres de Priss – … gardons-nous de penser qu’il est infaillible. Il appréhende la théorie de façon imparfaite. Tout à fait imparfaite. Il… il n’a jamais obtenu son diplôme, le saviez-vous ?
J’étais sur le point de répondre que je le savais. Après tout, tout le monde était au courant. Mais l’animation qui vibrait dans la voix de Priss était telle que je levai les yeux à temps pour lire dans son regard le ravissement qu’il éprouvait à colporter cette information. Aussi me contentai-je de hocher la tête comme si je mettais ce renseignement en réserve à toutes fins utiles.
Je décidai de le pousser dans ses derniers retranchements :
— Si je comprends bien, professeur Priss, vous estimez que Bloom a toutes les chances de se tromper et que l’antigravité est impossible ?
Il acquiesça d’un coup de menton et laissa tomber :
— On peut affaiblir le champ gravifique, naturellement. Mais si, par antigravité, nous nous référons à un champ effectif de gravité zéro – c’est-à-dire à l’absence de toute gravité dans un volume d’espace significatif –, eh bien, je pense que, n’en déplaise à Bloom, l’antigravité se révèle être une impossibilité.
En un sens, j’avais obtenu ce que je voulais.
Près de trois mois s’écoulèrent avant que je ne pusse rencontrer Bloom et, quand je le vis, il était d’une humeur massacrante.
Son dépit, naturellement, était né à l’instant où les déclarations de Priss lui étaient tombées sous les yeux. Et il avait fait savoir à qui voulait l’entendre que ce dernier serait invité à la démonstration de sa machine à antigravité, d’ores et déjà à l’étude, et serait même convié à participer à ladite démonstration. Un journaliste – ce ne fut pas moi, hélas – qui avait réussi à le surprendre entre deux rendez-vous, l’avait prié d’expliciter sa pensée et Bloom avait répondu :
— Cette machine finira par voir le jour. Bientôt, peut-être vous pourrez la voir, vous et tous ceux qu’il plaira à la presse de convoquer. Le professeur James Priss aussi. Il représentera la Science Théorique et lorsqu’il aura vu l’antigravité fonctionner, il n’aura plus qu’à ajuster sa théorie pour en rendre compte. Je ne doute pas qu’il saura la corriger de main de maître et expliquer exactement pourquoi je ne pouvais humainement pas me tromper. Il serait d’ailleurs bien avisé de commencer tout de suite, cela gagnerait du temps, mais je ne pense pas qu’il s’y résolve.
Tout cela était dit le plus poliment du monde mais la hargne perçait sous le flot des paroles.
Cela n’empêchait pas Bloom de continuer de jouer de temps à autre au billard avec Priss et, en de telles occasions, les deux hommes se comportaient avec une parfaite correction. On pouvait deviner les progrès de Bloom d’après l’attitude que l’un et l’autre affichaient en face de la presse : Bloom devenait de plus en plus laconique, de plus en plus irascible alors que l’affabilité de Priss allait croissante.
Quand, après je ne sais combien de sollicitations, Bloom accepta enfin de m’accorder un entretien, je me demandais si cela ne signifiait pas qu’il avait remporté la victoire. Je rêvais plus ou moins que ce serait à moi qu’il annoncerait son triomphe en toute exclusivité.
Les choses ne se déroulèrent pas de cette façon. Il m’avait fixé rendez-vous dans son bureau des Entreprises Bloom dont le siège était installé dans le nord de l’État de New York, un endroit merveilleux, loin de toute agglomération. Les bâtiments, nichés dans un paysage admirable, couvraient presque autant de superficie qu’un gros complexe industriel. Deux siècles auparavant, Edison, à l’apothéose de sa carrière, n’avait pas connu une réussite aussi phénoménale que celle de Bloom.
Mais mon interlocuteur était maussade. Il arriva avec dix minutes de retard, grogna quelque chose à l’intention de sa secrétaire et ce fut à peine s’il m’honora d’un signe de tête. Il portait une blouse de laboratoire déboutonnée.
— Je suis désolé de vous avoir fait attendre, fit-il en se laissant tomber dans un fauteuil, mais j’espérais pouvoir vous consacrer plus de temps.
Bloom était un acteur né et était assez fin pour savoir qu’il était préférable de ne pas se mettre la presse à dos mais j’avais le sentiment qu’il avait toutes les peines du monde, en cet instant, à respecter ce principe.
Je me lançai à l’eau :
— D’après ce que j’ai cru comprendre, cher monsieur, vos dernières expériences se sont soldées par des échecs ?
— Qui vous a raconté cela ?
— C’est une opinion couramment répandue.
— Absolument pas ! Ne dites pas de choses pareilles, jeune homme ! Nul ne sait ce qui se passe dans mes laboratoires et mes ateliers. Je suppose qu’en tenant ces propos, vous vous faites le porte-parole de Priss ? Enfin… du professeur Priss !
— Pas du tout ! Je…
— Mais si, mais si ! C’est évident ! N’est-ce pas à vous qu’il a déclaré que l’antigravité était impossible ?
— Il ne s’est pas exprimé de façon aussi catégorique.
— Il ne s’exprime jamais de façon catégorique. Mais, pour lui, c’était une opinion catégorique. Soyez tranquille : je réfuterai encore plus catégoriquement sa sacrée théorie de l’univers en caoutchouc !
— Cela signifie-t-il que vous progressez dans cette voie, Mr. Bloom ?
— Vous le savez bien, grommela-t-il. En tout cas, vous devriez le savoir. Vous n’avez pas assisté à la démonstration qui a eu lieu la semaine dernière ?
— Si.
Je devinai qu’il avait des ennuis. Sinon, il n’aurait pas mentionné cette démonstration. Certes, cela avait marché mais ça n’avait pas cassé quatre pattes à un canard : une région de moindre gravité avait été créée entre les deux pôles d’un aimant, voilà tout.
L’expérience avait été fort ingénieuse. Une balance à effet Mössbauer avait été utilisée pour ausculter l’espace interpolaire. Pour ceux qui n’ont jamais vu une balance à effet Mössbauer à l’œuvre, je dirai que c’est essentiellement un dispositif permettant de bombarder un champ de basse gravité à l’aide d’un étroit faisceau monochromatique de rayons gamma. La longueur d’onde de ces rayons se modifie, légèrement mais de manière mesurable, sous l’influence du champ gravifique et si quelque chose altère l’intensité de ce champ, on constate un déplacement du témoin correspondant aux écarts de la longueur d’onde. C’est là une méthode extrêmement délicate d’analyse des champs gravifiques et tout fonctionna à merveille : il ne faisait aucun doute que Bloom avait réussi à abaisser la gravité.
L’ennui, c’est qu’il n’était pas le premier à avoir fait cette expérience. Évidemment, il s’était servi des circuits facilitant dans une très grande mesure la mise en évidence de l’effet – son système, d’une ingéniosité qui portait sa griffe, avait été dûment breveté et Bloom soutenait que, grâce à cette méthode, l’antigravité cesserait d’être une simple curiosité scientifique pour devenir quelque chose de sérieux ayant des applications industrielles.
Peut-être ! Mais le test avait été incomplet et, en général, Bloom avait plutôt tendance à minimiser ses fiascos. Il n’aurait pas remis cette affaire sur le tapis s’il ne souhaitait pas ardemment montrer quelque chose.
— Si vous voulez mon opinion, lui dis-je, vous avez obtenu lors de cette démonstration préliminaire une gravité de 0,82 g. Ce qui représente une amélioration par rapport à ce qui a été réalisé au Brésil au printemps dernier.
— Vraiment ? Eh bien, vous devriez calculer la dépense énergétique de chacune de ces deux démonstrations. Vous verriez alors la différence du coefficient d’abaissement gravifique par kilowattheure. Vous seriez surpris !
— Il n’empêche que le fait est là : Vous n’avez pas atteint 0 g, la gravité nulle. Le professeur Priss dit justement que c’est impossible. Tout le monde s’accorde à reconnaître que l’abaissement de l’intensité du champ ne constitue pas un exploit pharamineux.
Les poings de Bloom se crispèrent. J’avais l’impression qu’une expérience cruciale avait avorté aujourd’hui même et qu’il avait presque franchi les bornes de l’exaspération.
Bloom avait horreur que l’univers lui mette des bâtons dans les roues.
— Les théoriciens me font mal au ventre, fit-il d’une voix sourde et parfaitement contrôlée comme s’il en avait assez de garder le silence, comme s’il s’était décidé à lâcher tout ce qu’il avait sur le cœur… et tant pis pour les conséquences ! Priss a reçu deux Nobel pour avoir bricolé quelques équations. Mais qu’en a-t-il fait ? Rien ! Moi, je me suis servi de ses équations pour quelque chose et je compte aller plus loin. Que ça lui plaise ou non.
« C’est de moi que l’on se souviendra. C’est moi qui aurai la gloire. Son titre, ses prix et sa vanité d’érudit, il peut se les garder ! Tenez… Je vais vous dire ce qui le fait enrager : c’est la jalousie, voilà tout ! Il n’admet pas que je tire profit de ce que je réalise. Ce qu’il voudrait, c’est que ses élucubrations lui rapportent.
« Je le lui ai dit une fois… nous jouons au billard ensemble, vous savez… ».
Je l’interrompis à ce moment pour lui faire part de la déclaration de Priss concernant ce noble jeu et c’est alors qu’il fit ce démenti. Je ne l’ai pas publié. Ce n’était qu’une question sans intérêt.
— Oui, nous jouons au billard, enchaîna-t-il quand il se fut un peu calmé, et j’ai remporté un nombre honorable de parties. Nos rapports sont cordiaux. Enfin quoi ! Nous sommes d’anciens condisciples et toute la lyre ! Quoique je ne sache vraiment pas comment il s’est débrouillé pour décrocher ses diplômes. Il a eu de bonnes notes en physique et en maths, d’accord, mais dans les disciplines classiques, il lui a fallu l’indulgence du jury. Je suppose qu’on a eu pitié de lui.
— Vous, Mr. Bloom, vous n’avez pas décroché de diplômes ?
C’était là pure méchanceté de ma part. Cela me faisait plaisir de le voir monter comme une soupe au lait.
— J’ai abandonné mes études pour me consacrer aux affaires, saperlipopette ! Mes notes étaient bien au-dessus de la moyenne. Tâchez de vous le tenir pour dit, voulez-vous ? Allons donc ! Quand Priss a passé son agrég, j’en étais à mon second million de dollars !
Il poursuivit avec une irritation manifeste : « Toujours est-il que nous étions en train de faire une partie de billard et que je lui ai dit « Jim, jamais l’homme de la rue ne comprendra pourquoi tu as deux Nobel alors que c’est moi qui obtient les résultats. As-tu besoin d’en avoir deux ? Donne-m’en un ! » Je le revois encore… Il était debout devant moi, occupé à mettre de la craie sur son procédé. Il m’a répliqué de son ton gnangnan : « Tu as deux millions de dollars, Ed. Donne-m’en un ». Alors, vous voyez bien : c’est l’argent qui l’intéresse ! »
— Dois-je en conclure que cela vous est égal qu’il ait l’honneur en partage ?
L’espace d’un instant, je crus qu’il allait me flanquer à la porte. Mais non ! Il éclata de rire, agita la main comme s’il effaçait quelque chose sur un invisible tableau noir et s’exclama :
— Oh ! Quittons ce terrain ! Toute cette conversation est officieuse. Que voulez-vous ? Une déclaration ? Eh bien, ouvrez vos oreilles. Les choses ont mal marché aujourd’hui et j’avais les nerfs à cran mais cela s’arrangera. Je crois que je sais pourquoi j’ai échoué. Et si ce n’est pas cela, je trouverai la vraie raison. Écoutez-moi… Vous pouvez publier ceci : nous n’avons nul besoin d’une intensité électromagnétique infinie. Nous aplatirons la feuille de caoutchouc ! Nous obtiendrons une gravité nulle ! Et, quand nous l’aurons obtenue, je vous offrirai une démonstration sans précédent. Exclusivement à l’intention de la presse et de Priss. Vous serez invité. Et vous pouvez ajouter qu’elle aura lieu avant longtemps. O.K. ?
— O.K. !
Après cet entretien, j’eus l’occasion de revoir les deux hommes à plusieurs reprises. J’eus même l’occasion de les voir ensemble en train de disputer une partie de billard. Comme je l’ai déjà dit, c’étaient d’excellents joueurs. Cependant, la démonstration n’eut pas lieu aussi rapidement que me l’avait laissé prévoir Bloom : nous fûmes convoqués un an après l’interview, à six semaines près. Au fond, espérer qu’il serait prêt plus tôt était peut-être trop demander.
Je reçus un carton spécialement gravé sur lequel il était précisé qu’il y aurait d’abord un cocktail. Bloom ne faisait pas les choses à moitié et il avait l’intention que son exhibition ait lieu devant un parterre de journalistes euphoriques. La télévision tridimensionnelle serait là, elle aussi. Bloom était manifestement tout à fait sûr de lui ; son assurance était telle qu’il souhaitait que chaque famille puisse assister à sa démonstration d’un bout à l’autre de la planète.
J’appelai le professeur Priss pour m’assurer qu’il était également invité.
Il l’était.
— Comptez-vous venir, professeur ?
Il y eut une pause. Sur l’écran, le visage de mon interlocuteur était l’image même de l’hésitation et du manque d’empressement.
— Ce genre de démonstrations est incompatible avec le sérieux scientifique qui doit présider à une affaire semblable. Je répugne à encourager de telles pratiques.
Je craignais qu’il ne décide de s’abstenir, ce qui aurait rendu l’événement beaucoup moins spectaculaire. Mais la perspective de passer pour un capon aux yeux du monde entier le fit sans doute reculer :
— Bloom n’est évidemment pas un homme de science, ajouta-t-il avec un mépris qui sautait aux yeux, mais on ne peut lui refuser sa place au soleil. Je serai présent.
— Pensez-vous qu’Edward Bloom soit en mesure de créer un champ de gravité nulle, professeur ?
— Euh… Mr. Bloom m’a fait tenir une maquette de son invention et… et je ne saurais me prononcer avec certitude. Peut-être en est-il capable s’il… euh… s’il l’affirme. Naturellement…
Nouvelle pause, encore plus prolongée.
— Je serais heureux de le voir à l’œuvre.
Moi aussi. Et nous n’étions pas les seuls.
La mise en scène était irréprochable. Tout le rez-de-chaussée du bâtiment central des Entreprises Bloom – celui qui se dressait au sommet de la colline – avait été déménagé. Le cocktail annoncé n’était pas un leurre : il y avait des amuse-gueule à profusion, de la musique douce, de savants éclairages et un Edward Bloom sur son trente et un, qui affichait une jovialité sans contrainte, jouait les hôtes aux petits soins pour ses invités tandis que toute une domesticité courtoise et discrète s’activait à remplacer les verres vides par des verres pleins. La bonne humeur était à son comble et il régnait un étonnant climat de confiance.
James Priss était en retard. Je surpris quelques regards inquiets de Bloom qui examinait la foule. Il commençait à s’assombrir. Enfin, Priss arriva, entouré d’une aura de morne abattement que n’entamaient ni le tapage ni la magnificence absolue de la réception (il n’y a pas d’autre mot. Ou alors, cette impression était due aux deux apéritifs qui m’embrasaient les intérieurs).
À sa vue, le visage de Bloom s’éclaira. Il se précipita sur le nouveau venu qu’il empoigna et entraîna de force en direction du buffet.
— Jim ! Quelle joie que tu sois là ! Qu’est-ce qui te tente ? Ma parole, j’aurais tout décommandé si tu n’étais pas venu ! Sans la vedette, ce n’aurait pas été possible…
Il se mit à pétrir la main de Priss. « C’est ta théorie, tu sais ? Nous autres, pauvres mortels, ne pouvons rien faire si vous, le petit nombre – petit oh combien ! – ne nous montrez pas la voie ».
Il était en pleine effervescence et ne reculait pas devant la flagornerie ; à présent, il pouvait se le permettre. Il était en train de préparer Priss comme une oie qu’on gave avant le sacrifice.
Priss fit mine de refuser le verre qui lui était offert en bredouillant quelque chose d’inintelligible mais on l’obligea à l’accepter.
— Messieurs ! lança Bloom d’une voix de stentor. Un peu de silence, je vous prie ! Levons nos verres en l’honneur du professeur Priss, le plus brillant des esprits depuis Einstein, deux fois prix Nobel, père de la théorie du champ double et inspirateur de l’expérience qui va se dérouler sous vos yeux – même s’il a pu penser qu’elle échouerait et s’il a eu le cran de le dire publiquement.
Il y eut quelques rires étouffés, encore que distincts, qui s’apaisèrent presque aussitôt. L’expression du professeur Priss était morne.
— Mais le professeur Priss est des nôtres, poursuivit Bloom. Maintenant que nous avons bu à sa santé, passons à la démonstration. Si vous voulez bien me suivre, messieurs…
Le local choisi pour cette seconde démonstration avait fait l’objet d’au moins autant de soins que celui où avait eu lieu la première. Cette fois, nous étions réunis au dernier étage de l’édifice. Le matériel comportait divers aimants – beaucoup plus petits – et, pour autant que je puisse le dire, la balance à effet Mössbauer était toujours là.
Cependant, il y avait une innovation qui stupéfia tout le monde et sur quoi se braqua l’attention générale : une table de billard prise en sandwich entre les deux pôles d’un aimant horizontal. Un trou circulaire d’une trentaine de centimètres de diamètre était percé en son centre exact. Il était évident que si un champ de gravité nulle était créé, il coïnciderait avec ce trou.
Tout se passait comme si la démonstration avait été organisée pour affirmer de façon surréaliste la victoire de Bloom sur Priss : c’était la transposition de leurs interminables confrontations au billard – et Bloom devait gagner cette partie.
J’ignore si les autres journalistes virent la chose du même œil que moi mais je crois que, pour Priss, cela ne fit aucun doute. Je me tournai vers lui. Il tenait encore le verre qu’on lui avait mis de force dans la main. Je savais qu’il buvait rarement. Or, il le porta à ses lèvres et le vida en deux gorgées. Nul besoin d’avoir des dons paranormaux pour deviner, à la manière dont il considérait le billard, qu’il avait l’impression qu’on lui faisait un pied de nez.
Une vingtaine de fauteuils disposés en fer à cheval entouraient trois côtés du billard, le quatrième demeurant libre pour l’expérimentation. Priss fut conduit avec tous les honneurs dus à son rang jusqu’au siège stratégique qui occupait une position centrale et d’où l’on voyait le mieux. Il jeta un bref coup d’œil en direction des caméras tridimensionnelles qui ronronnaient. Peut-être fût-il tenté de repartir comme il était venu mais c’était impossible alors que le monde entier avait les yeux fixés sur lui.
La démonstration en tant que telle était simple : c’était le résultat qui comptait. Des cadrans bien visibles permettaient de mesurer la dépense énergétique. D’autres traduisaient en les amplifiant les écarts qu’accuserait la balance à effet Mössbauer.
Bloom expliqua avec enjouement les diverses étapes de l’expérience, s’interrompant à une ou deux reprises pour se tourner vers Priss afin que celui-ci confirmât ses dires. Ces pauses furent assez discrètes pour ne pas paraître ostensibles mais, néanmoins, suffisamment appuyées pour mettre Priss sur le gril. J’étais en face de lui. On aurait dit un damné souffrant les tourments de l’enfer.
Comme nul ne l’ignore, Bloom se tailla un triomphe. La balance à effet Mössbauer montra que l’intensité gravifique baissait régulièrement à mesure que croissait le champ électromagnétique. Quand l’index indiqua 0,52 g, des applaudissements éclatèrent. Ce seuil était matérialisé sur le cadran par une ligne rouge.
— Nul n’ignore, fit allègrement Bloom, que 0,52 g représente le précédent record en matière d’abaissement de l’intensité gravifique. À présent, nous sommes d’ores et déjà descendus au-dessous de cette limite et la dépense en énergie électrique n’est même pas le dixième de ce qu’elle était la dernière fois. Mais nous n’allons pas nous en tenir là.
À mesure que l’expérience approchait de son terme, Bloom – je suis persuadé qu’il agissait ainsi délibérément afin de créer le suspens – ralentit le rythme de l’abaissement du champ gravifique, laissant les caméras aller et venir du trou percé au milieu du tapis au cadran de lecture de la balance.
Soudain, il reprit la parole :
— Messieurs, il y a des lunettes noires dans la pochette dont est muni chaque fauteuil. Je vous prierai de bien vouloir les mettre. Nous allons bientôt parvenir à la gravité zéro et il y aura alors un rayonnement lumineux riche en ultraviolets.
Il mit lui-même une paire de lunettes noires et chacun l’imita, ce qui produisit une brève agitation.
Je crois bien qu’aucun des assistants ne respira pendant la dernière minute. L’index glissait vers le zéro sur lequel il se stabilisa. Au même instant, une colonne de lumière jaillit du trou central, limitée par les deux pôles de l’aimant.
Vingt soupirs spectraux s’exhalèrent en même temps.
— Pourquoi cette radiation, Mr. Bloom ? cria quelqu’un.
— C’est une caractéristique du champ de gravité nulle, répondit Bloom d’une voix amène.
Ce qui, bien sûr, n’était pas une réponse.
Maintenant, les journalistes étaient tous debout et s’aggloméraient autour du billard. D’un geste, Bloom leur fit signe de reculer :
— Messieurs, s’il vous plaît… veuillez vous écarter !
Seul, Priss était resté assis. Il paraissait perdu dans ses pensées et, depuis, j’ai acquis la certitude que c’étaient les lunettes noires qui masquèrent la signification (la signification possible…) des événements qui s’ensuivirent.
Je ne voyais pas ses yeux. Je ne pouvais pas. Aussi ni moi ni personne n’avons pu imaginer ce que, sans ces lunettes, nous aurions été susceptibles de déchiffrer dans ce que trahissait son regard. Évidemment, même dans ce cas, nous n’aurions peut-être rien pressenti. Mais qui est capable de l’affirmer ?
— Messieurs, s’il vous plaît ! répéta Bloom en haussant le ton. La démonstration n’est pas encore terminée. Jusqu’à présent, nous n’avons fait que réitérer une expérience antérieure. J’ai produit un champ de gravité nulle et prouvé que la chose était faisable. Mais je veux vous faire voir de quoi un tel champ est capable. Ce qui va se passer maintenant n’a jamais eu de précédent. Moi-même, je n’ai encore rien vu de tel. En effet, je n’ai pas autant travaillé dans cette direction que je l’aurais souhaité car je considérais que c’était au professeur Priss que devait revenir l’honneur…
Priss leva brusquement la tête. « Qu’est-ce que… qu’est-ce que… »
Un large sourire s’épanouit sur le visage de Bloom :
— Professeur Priss, je souhaite que ce soit vous qui effectuiez la première expérience impliquant l’interaction d’un objet solide et d’un champ de gravité nulle. Ce champ, vous le remarquerez, est situé au centre d’une table de billard. Le monde entier est au courant de votre prodigieuse adresse à ce jeu, professeur, talent qui n’est surpassé que par vos étonnantes aptitudes en physique théorique. Puis-je te demander d’envoyer une boule de billard dans ce volume de gravité zéro, James ?
D’un geste vif, il présenta au professeur une bille et une queue. Priss, les yeux cachés derrière ses lunettes noires, considéra les deux objets. Puis, très lentement et d’un geste extrêmement hésitant, tendit la main pour les prendre.
Je me demande ce qu’on aurait pu lire dans ses yeux. Je me demande aussi dans quelle mesure ça n’avait pas été la remarque de Priss sur les parties au cours desquelles les deux hommes s’affrontaient périodiquement, remarque que j’avais rapportée à Bloom, qui avait poussé ce dernier, par esprit de vengeance, à organiser cette mise en scène. Suis-je, en un sens, responsable du dénouement de cette démonstration ?
— Levez-vous, professeur Priss et cédez-moi votre place. À présent, c’est à vous de jouer. Vas-y, James…
Bloom s’assit dans le fauteuil de Priss.
— Lorsque le professeur Priss aura lancé la bille dans le volume de gravité zéro, enchaîna-t-il d’une voix dont les résonances ressemblaient de plus en plus à celles d’un orgue, cette bille cessera d’être affectée par le champ gravifique de la Terre. Elle sera alors idéalement immobile tandis que la Terre continuera de pivoter sur son axe et de tourner autour du soleil. À la latitude et à l’heure de la journée où nous sommes, j’ai calculé que la Terre décrit un mouvement descendant. Nous nous déplacerons avec elle mais la boule de billard demeurera fixe. Nous aurons l’impression qu’elle s’élèvera et s’arrachera à la Terre. Observez bien.
Priss, debout devant la table, paraissait paralysé. Était-ce la surprise ? L’étonnement ? Je ne sais. Et je ne le saurai jamais. Ébaucha-t-il réellement un geste pour interrompre le petit discours de Bloom ? Ou fut-ce simplement sa répugnance à jouer le rôle ignominieux que lui imposait son adversaire qui lui faisait souffrir mille morts ?
Le professeur, enfin, contempla le tapis vert. Puis il se tourna vers Bloom. À nouveau, tous les reporters avaient bondi sur leurs pieds et s’étaient rapprochés le plus possible pour mieux voir. Seul Bloom, le sourire aux lèvres, demeurait assis. Lui, ce n’étaient, naturellement, ni la table, ni la bille, ni le champ de gravité nulle qu’il observait. Pour autant que je pouvais m’en rendre compte à travers mes lunettes noires, il regardait Priss.
Ce dernier plaça la boule. Il allait être lui-même l’agent du triomphe ultime et spectaculaire de Bloom – l’agent, aussi, de sa propre faillite : il serait à jamais la risée de tous, lui qui avait affirmé que l’expérience était irréalisable.
Peut-être jugea-t-il à ce moment qu’il n’y avait pas d’issue. À moins que…
D’un coup sec, il mit la bille en mouvement. Elle n’allait pas vite et tous les yeux étaient rivés sur elle. Elle heurta le rebord de la table et fit un carambolage. Elle ralentit encore comme si Priss en personne prolongeait le suspens pour rendre plus théâtrale encore la victoire de Bloom.
J’avais une vue parfaite car j’étais juste en face de Priss. Je distinguais la bille qui approchait du champ de gravité zéro et, au-delà de la colonne miroitante, j’apercevais Bloom de façon fragmentaire.
La bille parut hésiter à la lisière du champ, puis elle s’évanouit dans un éclair éblouissant. Il y eut comme un bruit de tonnerre et je sentis brusquement une odeur d’étoffe brûlée.
Nous poussâmes un hurlement. À l’unisson.
J’ai revu, depuis, la scène sur l’écran de la télévision. Le monde entier l’a vue. Pendant ces quinze secondes de confusion, j’étais là. Mais je n’ai pas réellement reconnu mon visage sur le film.
Quinze secondes !
Quand nous pensâmes à nouveau à Bloom, il était toujours assis dans son fauteuil, les bras croisés sur la poitrine, mais un trou de la taille d’une balle de billard lui perforait l’avant-bras et la poitrine. L’autopsie révéla que la majeure partie du cœur avait été arrachée à l’emporte-pièce.
On arrêta la machine. On appela la police. On entraîna Priss qui était dans un état de totale prostration. Pour être franc, je ne valais guère mieux et si l’un des journalistes présents prétend un jour avoir gardé tout son sang-froid d’observateur impassible, ce sera un fieffé menteur.
Je ne revis Priss que quelques mois plus tard. Il avait perdu un peu de poids, mais autrement paraissait en pleine forme. En vérité, il avait les joues roses et il était rempli d’autorité et d’assurance. Il était, en outre, mieux habillé que d’habitude.
— Je sais maintenant ce qui s’est passé, me confia-t-il. Si j’avais eu le temps de réfléchir, j’aurais compris tout de suite. Mais mon cerveau fonctionne lentement et ce pauvre Edward était tellement passionné par son désir de faire une démonstration marquante, sa réussite était si belle que je me suis laissé entraîner. Naturellement, j’ai essayé de réparer en partie le dommage que j’avais involontairement provoqué.
— Vous ne pouvez pas faire revenir Bloom à la vie, fis-je sèchement.
— En effet, répondit-il sur le même ton. Mais il faut également songer aux Entreprises Bloom. Ce qui a eu lieu le jour de l’expérience sous les yeux du monde entier était la plus mauvaise publicité imaginable pour la gravité zéro et il importait que tout soit tiré au clair. C’est pourquoi je vous ai demandé de venir me voir.
— Oui ?
— Si j’avais eu assez de présence d’esprit, j’aurais su qu’Edward proférait une énormité en prétendant que la boule de billard s’élèverait lentement dans le champ de gravité nulle. C’était impossible ! S’il n’avait pas tenu la théorie dans un pareil mépris, s’il ne s’était pas autant acharné à se vanter de son ignorance en la matière, il l’aurait su. Après tout, le mouvement de la Terre, jeune homme, n’est qu’un mouvement parmi d’autres. Le soleil décrit une vaste orbite dans la Voie Lactée. Et la Voie Lactée, notre galaxie, se déplace elle aussi, encore que la notion que nous avons de sa trajectoire soit un peu floue. Vous pensez peut-être que, soumise aux effets d’une gravité nulle, la boule n’était affectée par aucun de ces mouvements et que, par conséquent, elle entrait brusquement dans un état de repos absolu. Or, le repos absolu, cela n’existe pas !
Priss hocha lentement la tête et poursuivit : « La faille du raisonnement de Bloom, à mon sens, fut d’avoir confondu la gravité zéro avec l’apesanteur qui règne dans un astronef en chute libre où l’on peut voir les gens flotter entre le plafond et le plancher. Il s’attendait que la boule se mette, elle aussi, à flotter en l’air. Mais, dans un astronef, la gravité zéro n’est pas le résultat de l’absence de gravitation : c’est simplement le résultat de la chute de deux objets – le vaisseau et l’homme enfermé dans ses flancs – qui tombent à la même vitesse et réagissent à la gravité exactement de la même façon de sorte que chacun n’est immobile que par rapport à l’autre.
« En ce qui concerne le champ de gravité nulle créé par Bloom, il s’agit d’un aplatissement de la feuille de caoutchouc à quoi nous assimilons l’univers, ce qui se traduit par un amoindrissement effectif de la masse. Tout ce qui se trouvait dans ce champ, y compris les molécules d’air et la boule que j’y avais poussée, tout était entièrement privé de masse. Et un objet entièrement privé de masse ne peut se mouvoir que d’une seule manière ».
Il fit une pause qui était un appel du pied pour que je le questionne. Je le questionnai :
— Quel serait ce mouvement ?
— Un mouvement dont la vitesse serait égale à celle de la lumière. Un objet privé de masse, un neutrino ou un photon, par exemple, se meut nécessairement à la vitesse de la lumière tant qu’il existe.
En fait, si la lumière possède sa vitesse caractéristique, c’est pour la bonne raison qu’elle est constituée de photons. À l’instant où la boule de billard est entrée dans le champ de gravité nulle et a perdu sa masse, elle s’est immédiatement envolée à la vitesse de la lumière.
Je hochai la tête à mon tour.
— Mais n’a-t-elle pas retrouvé sa masse en quittant le volume de gravité nulle ?
— Certainement. Et, aussitôt, l’influence du champ gravifique s’est à nouveau exercé sur elle ; elle a ralenti du fait du frottement de l’air et de la résistance du tapis de la table. Mais essayez d’imaginer la force de friction nécessaire pour ralentir un objet de la masse d’une boule de billard animé d’une vitesse égale à celle de la lumière. La sphère a franchi en un millième de seconde la couche atmosphérique épaisse d’une centaine de milles et je doute que la décélération ait été supérieure à quelques milles par seconde. Quelques milles sur 186 282 ! Ce faisant, elle a brûlé le feutre, découpé un trou sans bavures dans le rebord de la table, transpercé le malheureux Edward et crevé la fenêtre. Chaque fois, la perforation était nette et parfaitement régulière parce que le choc était trop rapide pour que ce qui se trouvait au voisinage, même s’agissant d’une matière aussi cassante que le verre, ait eu le temps de se dissocier.
« Nous avons eu beaucoup de chance de nous trouver au dernier étage d’un bâtiment situé en rase campagne. Si cela s’était passé en ville, la boule aurait pu pénétrer dans d’innombrables édifices et tuer une foule de gens. À l’heure qu’il est, elle est dans l’espace, très loin au-delà des frontières du système solaire, et elle continuera de dériver éternellement à une vitesse proche de la vitesse lumique à moins qu’elle ne rencontre un objet suffisamment volumineux pour l’arrêter. Alors, elle y creusera un cratère d’une taille considérable.
Je méditai sur ces paroles. Il y avait quelque chose qui me chiffonnait.
— Comment est-ce possible ? Quand elle est entrée dans le champ de gravité nulle, elle était presque immobile. Je l’ai vu. Et vous dites qu’elle s’en est échappée avec une quantité incroyable d’énergie cinétique. Cette énergie, d’où venait-elle ?
Priss haussa les épaules :
— De nulle part ! La loi de la conservation de l’énergie ne se vérifie que dans des conditions telles que la relativité généralisée soit valable. Autrement dit, dans un univers semblable à une feuille de caoutchouc plissé. Là où l’on efface ces plis, la relativité généralisée perd sa validité. Alors, il y a création et destruction libres d’énergie. Cela rend compte du phénomène de radiation observé le long de la surface cylindrique du volume de gravité zéro. Rappelez-vous : Bloom ne l’a pas expliqué et il ne pouvait pas l’expliquer, je le crains. Ah ! Si seulement il avait davantage approfondi l’expérimentation préalable ! Si seulement il n’avait pas eu la bêtise de vouloir faire sa grande mise en scène…
— Comment s’explique cette radiation ?
— Par l’action des molécules d’air emprisonnées dans le volume de gravité nulle. Chacune a été projetée à l’extérieur du champ à la vitesse de la lumière. Ce n’étaient que des molécules, pas des boules de billard. Aussi ont-elles été freinées. Mais leur énergie cinétique s’est convertie en énergie lumineuse. Si le phénomène était continu, c’est parce que de nouvelles molécules d’air pénétraient sans trêve à l’intérieur du champ et en étaient aussitôt expulsées à la vitesse lumique.
— Il y a donc eu création permanente d’énergie ?
— Précisément. Et c’est cela qu’il faut faire clairement comprendre au public. L’antigravité n’est pas fondamentalement un moyen de faire décoller des astronefs ou d’apporter une révolution en mécanique. C’est au contraire une source inépuisable d’énergie libre puisqu’une part de l’énergie produite peut être utilisée pour conserver le champ qui assure la rigidité de la fraction de l’univers impliquée. Ce qu’Edward Bloom a inventé sans le savoir, ce n’est pas simplement l’antigravité : c’est la première machine à mouvement perpétuel de première catégorie fonctionnant de façon satisfaisante – une machine qui fabrique de l’énergie à partir du néant.
— N’importe lequel d’entre nous aurait pu être tué par cette boule de billard, n’est-ce pas, professeur ? murmurai-je d’une voix lente. Elle pouvait être éjectée dans n’importe quelle direction…
— En fait, les photons dépourvus de masse jaillissent de toute source de lumière dans tous les azimuts. C’est pour cela qu’une bougie rayonne sa clarté de toute part. Les molécules d’air dépourvues de masse émergeaient, elles aussi, du volume de gravité nulle dans toutes les directions : c’est pourquoi le cylindre était totalement illuminé. Mais la boule n’était qu’un objet isolé. Elle a suivi une trajectoire aléatoire. Et il s’est malencontreusement trouvé que cette trajectoire passait par Edward Bloom.
Chacun connaît les conséquences de cet événement. L’humanité possède désormais le moyen de produire de l’énergie libre et c’est la raison pour laquelle le monde a maintenant le visage qui nous est familier. Le professeur Priss a été chargé d’exploiter la découverte par le conseil d’administration des Entreprises Bloom. Il est maintenant plus riche et plus célèbre que ne l’a jamais été Edward Bloom. Et, en plus, il a deux prix Nobel.
Pourtant…
Je continue de me creuser la cervelle. Les photons jaillissent d’une source lumineuse dans toutes les directions parce qu’ils sont créés au fur et à mesure et il n’y a pas de raison pour qu’ils prennent une direction privilégiée plutôt qu’une autre. Les molécules d’air sont expulsées d’un champ de gravité nulle dans toutes les directions parce qu’elles y affluent de toutes les directions.
Mais quand il s’agit d’une boule de billard qui pénètre dans un champ de gravité nulle selon un angle bien précis ? Le quitte-t-elle en suivant la même direction ou sa trajectoire de sortie est-elle quelconque ?
J’ai mené une enquête discrète mais les physiciens théoriques sont hésitants et je n’ai trouvé aucun document révélant que les Entreprises Bloom, la seule société travaillant sur les champs de gravité nulle, aient jamais fait des expériences dans ce sens. L’un des collaborateurs de la firme m’a dit un jour que le principe d’incertitude garantit qu’un objet pénétrant dans le champ, quelle que soit sa direction d’origine, en ressort selon un itinéraire imprévisible. Mais pourquoi n’essaye-t-on pas de vérifier la chose expérimentalement ?
Se pourrait-il que…
Se pourrait-il que, pour une fois, l’esprit de Priss ait fonctionné à toute vitesse ? Se pourrait-il que, stimulé par le désir qu’avait Bloom de l’écraser, il ait brusquement tout compris ? Il avait étudié le phénomène de rayonnement lié à la gravité zéro.
Il a pu en comprendre la cause et acquérir la certitude que tout ce qui pénétrait à l’intérieur du champ en sortait à la vitesse de la lumière.
Alors, pourquoi n’a-t-il rien dit ?
Une chose est certaine. Rien de ce qu’a fait Priss à la table de billard n’a pu être accidentel. C’était un expert et la boule a fait exactement ce qu’il voulait qu’elle fit. J’étais là. Je l’ai vu regarder Bloom, puis le tapis. Comme s’il évaluait l’angle d’impact.
Je l’ai vu frapper la boule. J’ai vu celle-ci rebondir sur le heurtoir et rouler vers le volume de gravité nulle. Selon une trajectoire bien précise.
Car lorsque Priss l’a envoyée en direction du champ – et les films tridimensionnels en sont témoins –, sa trajectoire visait le cœur de Bloom. Directement.
Accident ?
Coïncidence ?
Ou… assassinat ?